Razzia sur la Corse : Des plasticages à la folie spéculative… Le livre d’Hélène Constanty paru aux éditions Fayard, interpelle tous les Corses face à une nouvelle menace : celle de la pression immobilière. Les golfes et les criques sont de plus en plus bétonnés par des promoteurs sans scrupules et des célébrités au bras long, qui rêvent de piscines avec vue sur le large. Ces opérations se font souvent en violation de la loi Littoral de 1986. Elles bénéficient de la complaisance de maires trop faibles pour résister aux pressions, qui délivrent des permis de construire les yeux fermés, et de préfets à qui l’on a conseillé, en haut lieu, de laisser faire. Phénomène nouveau : le grand banditisme corse, qui a longtemps fait ses affaires hors de l’île, est désormais bien présent et blanchit des fonds d’origine douteuse, avec la complicité de certains nationalistes reconvertis, eux aussi, dans les affaires.
Le livre débute sur un épisode mettant en scène les associations de défense de l’environnement. Le ton est donné…
Une ceinture de vignes entoure le charmant village de Patrimonio, accroché à une colline au nord du golfe de Saint-Florent. Cette commune de 600 habitants, gérée par le maire radical de gauche Guy Maestracci, n’a jamais connu de plan d’occupation des sols (POS) ni de plan local d’urbanisme (PLU). C’est donc l’État qui y délivre les permis de construire. En novembre 2009, la préfecture a validé un projet qui n’est pas passé inaperçu : l’extension de la résidence « Les Marines du soleil ». Ce lotissement de 120 appartements, construit dans les années 1970, occupe un coteau couvert de maquis, en bord de mer. À six kilomètres du bourg historique, Les Marines du soleil sont bondées de touristes en été, mais aux trois quarts vides en hiver. En 2007, le promoteur Pierre Julien demande pour la première fois un permis de construire pour agrandir la résidence. Le préfet refuse.
Deux ans plus tard, une nouvelle demande est déposée : il s’agit de bâtir trente quatre appartements, répartis dans quatre immeubles bas dotés de garages. Les plans sont identiques à ceux du premier projet, l’architecte est le même. Seul le nom du dépositaire a changé. Cette fois, c’est Toussaint Marfisi qui fait la demande. Bingo ! Le permis est accordé. Il faut dire que Toussaint n’est pas n’importe qui. Cousin du maire et l’un des gros viticulteurs de Patrimonio, il exploite douze hectares plantés de Nielucciu, un cépage corse qui produit un vin rouge rustique, commercialisé sous le nom de Clos Marfisi. Sa famille figure aussi parmi des principaux actionnaires de la SCI qui gère le lotissement actuel. U Levante, la plus combattive des associations insulaires de protection de l’environnement, alertée par un de ses militants locaux, dépose immédiatement un recours devant le tribunal administratif. Cette association indépendante, qui fonctionne sans subventions, joue le rôle de contre-pouvoir. Depuis sa fondation en 1986, elle a mené de nombreuses actions victorieuses devant les tribunaux. A son sens, le projet viole plusieurs dispositions de la loi littoral de 1986. “Les Marines du soleil se situent à proximité du rivage, en bordure du défilé des Strette, et particulièrement sur un site protégé pour la qualité de sa faune et de sa flore. En outre, la loi interdit de construire en dehors des zones déjà urbanisées. Or, la résidence actuelle est constituée uniquement de logements : il n’y a aucun commerce, aucun service public”, observe son avocat Benoist Busson.
Au tribunal administratif de Bastia, qui juge l’affaire sur le fond le 2 décembre 2010, le climat est tendu. Plusieurs militants associatifs, dont Michelle Salotti, fondatrice d’U Levante et Pierre-Laurent Santelli, président d’ U Polpu (Le Poulpe), une association écologiste de Haute-Corse, sont assis sur un banc, au deuxième rang. L’audience touche à sa fin. Ils viennent d’entendre, satisfaits, le rapporteur public préconiser l’annulation du permis et s’apprêtent à se lever pour sortir de la salle. Devant eux, la partie adverse est accablée. La représentante de la famille Marfisi est accompagnée d’un homme vêtu d’un costume bien coupé, au poignet orné d’une imposante montre en or. Ce septuagénaire aux yeux noirs, c’est Louis Dominici, ambassadeur de France en Afrique dans les années 1980 et 1990. Intime de l’ex-ministre RPR Charles Pasqua et d’André Tarallo, l’ancien “monsieur Afrique” d’Elf Aquitaine, ce natif de Patrimonio a représenté la France au Cameroun, au Gabon et en Sierra Leone. Bref, il est un homme clé de la « Francafrique ». Aujourd’hui retraité, il continue de fréquenter assidûment les cercles du pouvoir économique et politique. Membre du conseil national du Parti de la nation corse (PNC), il est aussi l’un des francs-maçons les plus influents de Corse, présent chaque année au déjeuner du premier samedi d’août, qui réunit des dignitaires de toutes obédiences à l’auberge du col de Vergio.
Que fait-il dans la salle du tribunal ? Visiblement, il est impliqué dans le projet, bien que son nom n’apparaisse nulle part. Tout juste sait-on qu’il est propriétaire de terrains situés au-dessus des Marines du soleil. Si le permis est accordé à Marfisi, lui aussi pourra prétendre construire, dans la continuité de l’existant… À peine le rapporteur public a-t-il terminé sa lecture que l’ambassadeur se lève, se retourne et passe lentement entre les deux bancs en regardant un à un, dans les yeux, les représentants d’U Levante. La mâchoire serrée, il murmure : “Vous êtes des cadavres”. Les quatre militants ont déposé une main courante à la gendarmerie de Corte pour signaler l’incident. Louis Dominici nie avoir proféré ces menaces. “Ce projet me tenait à cœur, précise-t-il. Je m’y serais associé si le permis avait été accordé. Je trouve cette histoire scandaleuse. Si la loi s’applique, que les occupants du lotissement s’en aillent, qu’ils libèrent la colline de mon enfance !” Quinze jours plus tard, le tribunal a donné raison aux défenseurs de l’environnement. Après avoir suspendu les travaux en référé, dès février 2010, il a annulé le permis de construire. Mais les vaincus ne comptent pas en rester là. Ils ont fait appel du jugement.
Cette histoire, loin d’être anecdotique, est révélatrice des tensions à l’œuvre sur le littoral corse. Combien de temps encore l’île de Beauté résistera-t-elle à la spéculation immobilière ? Ses mille kilomètres de côtes sont restés jusqu’à présent remarquablement sauvages et préservés, en comparaison de la côte d’Azur ou des littoraux italien ou espagnol. Mais ses golfes et ses criques sont aujourd’hui l’objet d’intenses convoitises, de la part de propriétaires qui rêvent de transformer des terrains sans valeur en jackpot, de maires complaisants et de “people” au bras long qui rêvent de piscines avec vue sur le large. Le tout sous le regard de préfets à qui l’on a conseillé, en haut lieu, de lascia corre, de laisser faire. Bien souvent, ces opérations se font en violation de la loi littoral de 1986 qui organise, dans toute la France, la protection des espaces proches du rivage. Les élus des communes littorales sont soumis à des pressions très fortes, en raison du pouvoir dont ils jouissent en matière d’urbanisme : pouvoir d’accorder ou non des permis de construire, pouvoir de rendre constructibles des terrains en modifiant les plans locaux d’urbanisme… Bref, le pouvoir de transformer du maquis en or.
Publié avec l’autorisation de l’auteure
Hélène Constanty est journaliste indépendante. Elle couvre l’actutalité corse pour L’Express depuis plusieurs années. Elle a écrit plusieurs livres, dont Internet, les nouveaux maîtres de la planète (Seuil, 2000), Le Lobby de la gâchette (Seuil, 2002), Warren Buffett, l’investisseur intelligent (Eyrolles, 2005) et, avec Vincent Nouzille, Députés sous influences (Fayard, 2006).