Voici le texte intégral déposé à l’enquête publique par Me Martin Tomasi
Que paraissent lointaines les annonces tonitruantes faites par le Conseil Exécutif, Maria Guidicelli en tête, lorsque s’est ouvert, en 2011, le chantier du nouveau Padduc.
Souvenez-vous : on allait rompre avec la vision rétrograde que la droite insulaire avait voulu imposer dans son projet avorté de Padduc. Fini le saccage de notre patrimoine environnemental. Exit l’économie résidentielle et la bétonisation des côtes. La loi littoral, rien que la loi littoral. Et la préservation des terres agricoles bien sûr, pour assurer, disait-on, « l’autonomie alimentaire » de l’île. Le tout porté par une nouvelle vision, ambitieuse, révolutionnaire même, de l’aménagement des sols : les lotissements, le mitage, l’étalement urbain le long des axes de circulation seraient bannis, au profit des formes traditionnelles d’urbanisation – le village, le hameau – plus économes de l’espace et respectueux des paysages. Et puis on voulait endiguer le fléau des résidences secondaires, instaurer des quotas, établir une fiscalité dissuasive, et même – audace idéologique ultime – créer un « statut du résident » pour en finir, une fois pour toute, avec la spéculation.
Nous fûmes nombreux à nous laisser séduire par cette petite musique, à nous prendre à rêver, à la lecture des premières versions du Padduc, d’une Corse modèle, en avance sur son temps, capable, à l’inverse de tant d’autres régions méditerranéennes, de faire de la préservation de ses richesses naturelles le pilier de son développement.
Mais l’illusion fut de courte durée.
Les orientations du Padduc contrariaient des intérêts bien trop puissants. Elles menaçaient trop directement certaines pratiques clientélistes, risquaient de faire échouer des projets immobiliers avancés. Très vite, les lobbys se mirent en ordre de bataille. Des élus, nombreux et organisés, sonnèrent discrètement la révolte. De fortes pressions s’exercèrent, pas toujours amicales. La vision romantique des débuts ne résista pas longtemps à la réalité sinistre d’une Corse livrée aux appétits spéculatifs.
Alors commença le savant processus de détricotage des premières moutures du Padduc.
Les règles instituées en vue d’assurer la préservation des espaces naturels et des terres agricoles, celles créées pour faire barrage au mitage, encadrer et limiter l’extension de l’urbanisation sur le littoral, furent progressivement assorties d’exceptions, toujours plus nombreuses, toujours plus larges, vidant ces règles d’une bonne part de leur substance.
Les textes, rédigés dans un sabir technico-administratif indigeste, devinrent touffus, abscons, ambigus. Il faudrait être naïf pour croire que cela est fortuit.
Des concepts nouveaux apparurent, comme celui « d’espace urbanisé », qui vise à permettre, en contradiction avec la loi Littoral, de construire dans des secteurs peu densément construits.
Les Znieff de type 1, ces réservoirs de biodiversité de grande valeur écologique, furent exclus de la liste des espaces remarquables du littoral, alors même qu’ils auraient vocation à y figurer en bonne place.
On s’ingénia à créer des cartes imprécises : celle des espaces remarquables du littoral, dont les contours semblent avoir été dessinés au feutre par un enfant de maternelle ; celle recensant les terres agricoles de forte potentialité, dont l’échelle ne permet pas d’identifier précisément ces terres, alors même que l’ODARC a établi, aux mêmes fins, des cartes à la parcelle. Et puis, on fit apparaître, sur plusieurs cartes, des notions non définies dans le Padduc, comme celle de « tache urbaine », dont on ne sait précisément quelles conséquences juridiques s’y rattachent, ce qui ajoute encore à la confusion.
On peut déjà affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’à la faveur de ces flous cartographiques, des milliers d’hectares d’espaces sensibles seront voués à l’urbanisation dans les futurs PLU.
Mais c’est le statut des terres agricoles de forte potentialité (appelés « espaces stratégiques agricoles ») qui fit l’objet du revirement le plus spectaculaire. Jusqu’au début de cette année, il était prévu, comme dans l’ancien schéma d’aménagement de la Corse, que ces terres seraient strictement protégées, y compris – à de mineures exceptions près – dans les espaces péri-urbains à fort enjeu spéculatif (appelés alors « espaces mutables » et qui ont été depuis rebaptisés « secteurs d’enjeux régionaux »).
Dans la toute dernière mouture du Padduc approuvée par l’Assemblée de Corse en Avril 2015, ce principe a été réduit à peau de chagrin, pour laisser place à une bouillie réglementaire informe, dont même les juristes spécialisés peinent à appréhender le sens.
Désormais, lorsqu’elles « délimiteront » les espaces stratégiques agricoles, les communes ne seront, semble-t-il, plus tenues de respecter la carte du Padduc qui identifie ces espaces. Elles pourront tenir compte d’autres facteurs, comme « les besoins justifiés d’urbanisation et d’équipement » ou encore le classement de ces espaces en zone urbanisable dans les documents existants, pour leur dénier toute vocation agricole. Pour se donner bonne conscience, le Padduc institue, pour chaque commune et sur base d’une recensement prétendument exhaustif à l’échelle de la Corse, des quotas de terres agricoles de forte potentialité, dont la valeur n’est, écrit-on, « qu’indicative », ce qui en relativise immédiatement la portée. En cas de non-respect de ces quotas dans son document d’urbanisme, la commune est invitée à établir un « projet d’action » visant à « compenser les pertes de foncier agricole ». Le Padduc ne dit évidemment pas quelle forme prendra cette compensation. On ne voit d’ailleurs pas comment celle-ci sera possible, compte tenu de la rareté de ces terres, sauf à recourir à l’astuce, censurée à maintes reprises par les juridictions administratives, qui consiste à classer en zone agricole des terres impropres à cette activité et dont personne ne veut, afin de créer l’illusion comptable d’une absence de déprise.
Pire, pour les espaces stratégiques agricoles situés à l’intérieur du périmètre des « secteurs stratégiques régionaux » – lesquels sont notamment implantés au sud de Bastia, sur la côte orientale et dans certaines plaines alluvionnaires de la côte occidentale, c’est-à-dire précisément dans des secteurs à vocation agricole dominante – aucune « règle fixe a priori » ne leur sera applicable, même si, écrit-on pour nous rassurer mais sans grande conviction, « le principe de leur préservation doit être privilégié ».
Cette usine à gaz, créée au prétexte risible que le dispositif antérieur ne respectait pas le principe de libre administration des communes (à ce compte-là, le schéma d’aménagement de la Corse, qui s’applique sans difficulté depuis près de 25 ans, serait un texte anticonstitutionnel), est au fond très révélatrice de la stratégie insidieuse des auteurs du Padduc.
Côté face, on réaffirme un attachement indéfectible au patrimoine naturel de la Corse, et à sa ruralité, sans doute afin de créer les conditions d’une majorité forte à l’Assemblée de Corse en faveur du Padduc (et pour se rallier à peu de frais les groupes nationalistes, on agrémente le document de références au peuple corse, à la co-officialité de la langue, etc., dont la valeur symbolique n’a d’égale que l’absence de portée juridique).
Côté pile, on obscurcit les textes, pour les rendre sujets aux interprétations les plus contradictoires, on crée des règles et des procédures tellement complexes qu’on sait d’avance qu’elles ne seront jamais appliquées, on multiplie les dérogations, les exceptions, on nuance, on relativise au point de vider les principes initiaux de toute portée, et l’on dissimule le tout derrière l’écran opaque d’un langage ésotérique.
Même si l’Exécutif avance masqué, son intention est évidente : neutraliser les protections légales, battre en brèche les digues réglementaires, faciliter les passe-droits, afin de laisser s’exercer sans contrainte la spéculation, et assurer, dans le même temps, la pérennité des pratiques clientélistes, dont on sait qu’elles trouvent aujourd’hui dans l’aménagement des sols un champ d’expression privilégié.
On ne pouvait trahir davantage les déclarations d’intention des débuts.
L’Exécutif voulait, au travers du Padduc, clarifier et préciser les notions de la loi Littoral, en faciliter l’application, afin d’aider les élus, sécuriser les documents d’urbanisme, et mettre un terme à la judiciarisation de l’aménagement des sols en Corse ?
On aboutit au résultat exactement inverse. Le fouillis réglementaire du Padduc, ses ambiguïtés et imprécisions vont immanquablement semer la confusion, exacerber les tensions, et générer un contentieux de masse. Loin d’apaiser la situation, le Padduc souffle sur les braises.
Dans le contexte extrêmement tendu que connaît la Corse, face à l’emprise croissante des organisations mafieuses, il aurait fallu des principes clairs, des règles concises, des garde-fous solides, derrière lesquels les élus locaux auraient pu s’abriter pour résister aux pressions dont ils font l’objet.
Par calcul politique, l’Exécutif a fait exactement le contraire.
Il faut aujourd’hui se rendre à l’évidence. Le Padduc représente un péril majeur pour la Corse. Il est un document nocif, qui marquera une régression significative par rapport à l’actuel schéma d’aménagement de la Corse.
Les équilibres instables qui prévalaient encore au moment du vote de l’Assemblée de Corse du 31 Octobre 2014, sont aujourd’hui rompus. Le Padduc sera, s’il s’applique, l’instrument sournois d’une destruction accélérée de notre patrimoine naturel et paysager, d’une mise à l’encan de notre terre.
L’heure des compromis est passée. Les enjeux sont trop graves pour que nous nous laissions – associations, partis politiques ou simples citoyens – plus longtemps duper par les discours lénifiants de l’Exécutif. Pour éviter, tant qu’il est encore temps, le désastre qui s’annonce, il nous faut ensemble, de toutes nos forces, faire barrage à ce Padduc.