Comment un si inacceptable projet peut-il être présenté en enquête publique ?
1ère PARTIE : REMARQUES GÉNÉRALES
L’objectif de l’enquête publique est de vérifier le bien-fondé du projet et son « utilité publique », ce qui n’est pas le cas, au vu des documents fournis.
Une insuffisante justification
Le coût de ce projet est prohibitif avec une estimation à 35 M€ (en incluant le giratoire de Bodiccione) pour un linéaire de 5 km soit 7 M€ du kilomètre. Ce coût est supérieur à la moyenne constatée des investissements autoroutiers en France, qui s’élève à 6 M€ (d’après le SETRA – Service d’Etudes sur les Transports, les Routes et leurs Aménagement, 2009) !
Ceci, alors que la Mission Régionale de l’Autorité environnementale (MRAe) pointe l’absence de « description des hypothèses de trafic, des conditions de circulation et la présentation des méthodes de calcul utilisées pour les évaluer et en étudier les conséquences ». En effet, l’étude de flux est tout à fait insuffisante car elle ne prend pas en compte les origines et destinations des véhicules, ni les projets en cours (téléphérique, liaison nord-sud entre la pénétrante et le secteur du Vazzio). En particulier, les données de l’enquête ménage déplacements n’ont pas été valorisées.
En général, on constate que les réponses aux questions de la MRAe sont rarement convaincantes, voire complètement hors sujet.
Incompatibilité avec les documents de planification régionaux :
Comme indiquée par la MRAe, ce projet routier ne respecte pas les préconisations du PADDUC (contrairement à ce qui est indiqué par le porteur de projet) :
Le PADDUC identifie un Secteur d’Enjeu Régional (SER) qui nécessite un projet d’aménagement d’ensemble. Or, la pénétrante n’est pas conçue comme tel, notamment dans le réaménagement de l’existant (montée du Stiletto développée dans une deuxième observation).
Par ailleurs, l’Orientation stratégique 10 « faciliter la mobilité intérieure » du PADD du PADDUC affiche pour objectif de favoriser au maximum le recours aux modes de déplacements alternatifs à la voiture individuelle. Or, ce projet, bien qu’il intègre les piétons et vélos et partiellement les transports collectifs, reste un projet routier dont l’ambition est d’améliorer le trafic automobile.
Ce projet est incompatible avec le Schéma Régional Climat Air Energie (SRCAE) qui a pour objectif de « réduire l’utilisation du véhicule individuel, [ce qui] suppose en matière d’urbanisme, d’intégrer progressivement des contraintes au développement de l’usage de la voiture (réglementation de la circulation et du stationnement) ». En particulier, il préconise d’« améliorer la qualité de l’air et la qualité de vie en ville en diminuant la place de la voiture particulière en milieu urbain et en assurant un meilleur partage de l’espace et de la voirie, notamment avec les modes doux ».
Une utilité publique contestable
Ce projet vise à assurer un contournement de l’urbanisation et compléter la rocade nord, qui était jusqu’ici assuré par la RT22 (route Mezzavia). Or cette route a été progressivement grignotée par l’urbanisation et a perdu son rôle de transit face à un besoin de desserte local de plus en plus important (développement de commerces, logements, services publics).
On peut légitimement craindre que cette nouvelle route appelée « pénétrante » favorise à son tour la périurbanisation (éloignement de l’habitat) et à terme la congestion routière notamment autour de l’hôpital. A ce titre, on ne peut pas dire que le projet va limiter les émissions de gaz à effet de serre (qui était pourtant un objectif de préservation annoncé). L’aménagement de la pénétrante doit permettre à plus de véhicules d’entrer en ville générant des embouteillages dans son centre plutôt qu’à ses portes et donc potentiellement à une dégradation de la qualité de vie de ses habitants, qui seront tentés de partir vivre dans les communes périphériques.
Pas d’amélioration de la traversée de Mezzavia prévue
L’aménagement de la pénétrante aura pour conséquence le déclassement administratif de la RT22 entre Bodiccione et Caldaniccia (appelée parfois route de Mezzavia) et son reclassement dans le domaine routier communal. Or, il n’est précisé aucune contrepartie pour les communes, tels que des travaux de requalification reflétant son nouveau rôle de « rue » au lieu de « route de transit » pourtant inscrits dans les deux documents de planification locaux :
- Dans le PADD du Plan Local d’Urbanisme de la ville d’Ajaccio, un des enjeux du projet de ville est « de remailler les franges urbaines, qui aujourd’hui ternissent l’image de l’entrée de la ville et du pays ajaccien » (enjeu 2.2). En particulier, il faudra mettre en œuvre « un urbanisme opérationnel planifié » notamment pour « créer de nouveaux espaces publics résolvant pleinement les conflits d’usage entre les différents modes de déplacements existants au droit des entrées de ville ».
- Dans le Plan de Déplacements Urbains de la CAPA, il est indiqué qu’«étant donné l’urbanisation présente le long de la RT22, elle assurera davantage une fonction d’échange et de trafic de desserte[. La traversée de Mezzavia] pourra donc être aménagée pour faciliter notamment l’accès sécurisé aux nombreuses activités commerciales qui la borde : limitation des vitesses, aménagement de cheminements doux confortables ». La plantation d’arbres permettrait de faire de l’ombre aux piétons tout en remplaçant l’alignement de platanes enlevés il y a quelques mois. Rappelons qu’actuellement, les piétons et notamment les enfants qui vont prendre le bus marchent sur le bas-côté :
Des giratoires dénivelés, coûteux et contraires aux enjeux de perméabilité piétonne :
Aménagements phares des années 70, les carrefours giratoires dénivelés sont actuellement détruits sur le continent (Marseille, Lyon, …) pour être remis à plat et ainsi favoriser la vie urbaine locale. En effet, les piétons ne peuvent que difficilement franchir ce genre d’ouvrage, au prix d’un détour important.
Dans son guide « Fondamentaux de la conception routière » de 2016, le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) déconseille les giratoires dénivelés et indique qu’ils ne sont « pas les plus pertinents sur les 2 voies bidirectionnelles ».
Pourtant, il semble que la Collectivité de Corse affectionne ce type d’ouvrage qu’elle a multiplié dans le sud bastiais, malgré son coût élevé (5,5 M€ l’unité). Ce projet n’est pas en reste avec deux carrefours dénivelés qui vont à l’encontre de la mesure « Traitement qualitatif des carrefours giratoires » proposée pour préserver le paysage :
- Au Stiletto, la coupure urbaine est prévue à proximité d’équipements structurants (gymnase, hôpital, collège, logements, commerces) où des déplacements actifs sont non seulement probables, mais surtout désirables pour réduire la congestion routière et les difficultés de stationnement. Au final, alors que ce projet a pour objectif de desservir directement l’hôpital et le collège, la dénivellation du giratoire existant va faciliter l’accès en voiture mais dégradera celle en mode alternatif (piéton, deux-roues motorisé et vélo), ce qui est très pénalisant pour les 800 collégiens qui ne sont pas automobilistes.
- A Bodiccione, le « pont » est prévu en milieu urbain où l’impact visuel (et donc paysager) est majeur et où les nuisances sonores risquent d’être importantes. Les images de synthèse évoquent une « autoroute urbaine » comme les autoponts de Marseille progressivement démolis :
2 ème PARTIE : TRONÇON BODICCIONE-STILETTO
Absence d’opération d’ensemble et une multiplication de l’offre de stationnements au détriment du paysage
Tout d’abord, il semblerait que les travaux aient déjà commencé sur ce secteur alors que l’enquête publique n’est pas terminée : est-ce que la partie n’est pas déjà jouée d’avance et cette démarche n’est-elle pas un simulacre d’enquête publique ? (Cf. les deux photos prises le 16/12/2019 avant le giratoire « Stiletto »)
L’aménagement prévu reprend le principe de la rocade en cours d’aménagement, c’est-à-dire 2 voies de circulation et 2 voies de bus partagées avec les vélos, ainsi que la contre-allée et les stationnements côté commerces :
Un tel projet nécessite une largeur de 33 m alors que l’existant n’est que de 12 m en moyenne. L’emprise de la route existante (RD31) ne va servir qu’à aménager cette contre-allée à usage uniquement privé :
Ce qui génère un retrait de talus important : 24 m de profondeur sur 10 m de haut soit un « front de taille » de près 240 m2. Sur un linéaire de 900 m, cela fait un volume de déblais d’environ 200 000 m3 et un impact énorme sur le paysage !
On peut estimer qu’une bonne partie (38 %) est imputable au stationnement prévu en parallèle des parkings existants sur le domaine privé. Cette double surface de contre-allée et de stationnements est très préjudiciable d’un point de vue aménagement et fonctionnement. Cette création de 110 places ne semble justifiée par aucun intérêt public si ce n’est la sécurisation des entrées / sorties vers les parkings des commerces à travers la contre-allée :
Or, le PADDUC identifie un Secteur d’Enjeu Régional (SER) au niveau de la rocade en faveur d’un projet d’aménagement d’ensemble. Il faudrait utiliser la Déclaration d’Utilité Publique examinée dans cette enquête pour intervenir sur les parcelles privées en aménageant une contre-allée continue, en organisant les stationnements et en n’autorisant qu’une entrée et une sortie sur la pénétrante. Ceci serait préférable, d’autant que la Collectivité de Corse, dans son avis sur le PLU d’Ajaccio, regrettait qu’« aucun projet d’ensemble ne soit à ce jour élaboré » dans le secteur de la Rocade (page 11).
Au final, on peut se demander si ce projet n’est pas motivé par des intérêts privés et constituerait ainsi une forme de détournement d’argent public.
3 ème PARTIE : TRONÇON STILETTO-CALDANICCIA
Des impacts paysagers et environnementaux très importants
Impact paysager majeur
Le choix d’un aménagement « encaissé » au niveau de Confina I va totalement à l’encontre des enjeux de préservation du paysage et d’intégration de l’infrastructure dans la trame urbaine (enjeux présentés dans la notice explicative) :
En particulier, la différence de dimension entre la largeur de la chaussée (16,5 m) et la hauteur du talus (jusqu’à 30 m) semble disproportionnée. La pente et donc le risque de ravinement fait craindre un traitement du talus non conforme aux engagements de préservation du paysage :
Enfin, la notion d’« espaces verts urbains » annoncés dans la notice explicative est galvaudée compte tenu de leur intégration dans un aménagement routier et donc leur utilisation potentielle par la population est extrêmement limitée (cf. oliveraie du giratoire) :
Impact environnemental : le projet empiète sur des Espaces Remarquables ou Caractéristiques du Littoral, des Espaces Boisés Classés et des Espaces Stratégiques Agricoles.
L’aménagement routier et sa clôture nécessitent le défrichage de 19,3 ha d’espaces naturels et isolent le massif du Monte Sant’Angelo. Le dossier de l’enquête publique ne précise pas les impacts de la fragmentation des milieux naturels, ni les impacts agricoles du projet, mais la MRAe a constaté que le projet empiète sur des Espaces Remarquables ou Caractéristiques du Littoral, des Espaces Boisés Classés et des Espaces Stratégiques Agricoles. On peut donc craindre que les mesures compensatoires soient insuffisantes, surtout que, d’après l’Agence Française pour la Biodiversité, les mesures proposées ne prévoient que du maintien de biodiversité mais pas de restauration.
De même, concernant les mesures compensatoires prévues sur un site (Figarella) actuellement exploité de manière agricole, il manque la compatibilité avec le maintien de cette activité agricole et les enjeux de préservation de biodiversité (relevé par la MRAe et la Chambre d’Agriculture).
Enfin, l’impact du projet sur la Trame Verte et Bleue du PLU d’Ajaccio, ainsi que les effets des déclassements des Espaces Boisés Classés manquent dans le dossier.