“Pourquoi cet énorme bond des prix du foncier ? Il tient essentiellement aux magnifiques paysages de Bitterroot Valley, qui attirent de nouveaux arrivants. Ceux qui achètent leurs terres aux vieux agriculteurs sont soit ces nouveaux arrivants, soit des spéculateurs immobiliers qui vont subdiviser l’exploitation en lots qu’ils vendront aux nouveaux arrivants ou à des personnes fortunées qui vivent déjà dans la vallée. La croissance démographique dans la vallée, qui est de 4 % par an, est presque entièrement due à l’arrivée de nouveaux résidents étrangers à la vallée et non pas à un taux de natalité supérieur au taux de mortalité dans la vallée. Le tourisme saisonnier de loisirs, pêche, golf ou chasse, est également en augmentation, grâce aux vacanciers étrangers à l’État.”
Ce texte écrit en 2005 par l’écrivain Jared Diamond dans son livre Effondrement (folio essai) laisse songeur. Il décrit le Montana (États Unis) comme un territoire en souffrance. Les paysages grandioses ont généré un développement économique qui crée de graves problèmes environnementaux et sociaux. À l’élévation du prix du foncier, à la crise de l’agriculture, à l’antagonisme entre anciens et nouveaux habitants, s’ajoute la crise des valeurs.
Cela ne vous rappelle rien ?
Les graves problèmes environnementaux dont souffre le Montana se traduisent par des difficultés économiques. L’économie du Montana est en récession depuis quelques dizaines d’années, au point que cet État, qui fut l’un de nos États les plus riches, est aujourd’hui l’un des plus pauvres.
La solution à ces problèmes dépendra de l’attitude et des valeurs des habitants du Montana. Mais la population de l’État est de plus en plus hétérogène et les habitants sont incapables de se forger une vision commune de l’environnement et de l’avenir de leur État. On observe une polarisation croissante des opinions sur plusieurs axes : riches / pauvres, anciens habitants / nouveaux arrivants, traditionalistes / partisans du changement, pour ou contre la croissance démographique, pour ou contre l’intervention gouvernementale, familles ayant des enfants en âge d’être scolarisés et individus qui n’en ont pas. Ces désaccords sont alimentés par les paradoxes qui caractérisent le Montana, évoqués en ouverture de ce chapitre : le Montana est un État dont les habitants sont pauvres et dont les jeunes générations émigrent dès la fin des études secondaires, mais qui attire de riches nouveaux arrivants.
Au commencement, je suspectais que les problèmes environnementaux et les débats antagonistes résultaient d’un comportement égoïste de la part d’individus attachés à servir leurs propres intérêts et n’ignorant pas que, dans le même temps, ils nuisaient au reste de la société. La chose est peut-être avérée dans certains cas : lorsque des exploitants miniers projettent de continuer à extraire l’or par le processus de lixiviation en tas au cyanure malgré les nombreuses preuves dont on dispose de la toxicité d’un tel processus; lorsque des cerfs et des élans sont transférés par les propriétaires d’une ferme d’élevage à une autre alors même que l’on sait que le risque existe de propager la maladie du dépérissement chronique; lorsque des brochets sont introduits dans les lacs et les rivières par certains pêcheurs qui ne voient que leur propre plaisir sportif, sans tenir compte du fait que de tels transferts ont pu détruire beaucoup d’autres réserves de pêche. Toutefois, il résulte de mes enquêtes propres que, le plus souvent, les actes étaient en conformité avec les valeurs proclamées. Le problème est donc moins celui d’un supposé égoïsme que d’un conflit des valeurs en partage.
Tout d’abord, un antagonisme existe entre les anciens habitants et les nouveaux arrivants, c’est-à-dire entre les gens qui sont nés dans le Montana, dont la famille réside dans l’État depuis plusieurs générations, en respectant un style de vie et une économie reposant traditionnellement sur les trois piliers que sont l’exploitation minière, l’exploitation forestière et l’agriculture, et les résidents saisonniers très récemment arrivés. Ces trois piliers économiques connaissent tous aujourd’hui un rapide déclin dans le Montana. La quasi-totalité des mines du Montana sont déjà fermées, en raison des problèmes de déchets toxiques qui viennent s’ajouter à la concurrence de mines étrangères dont les coûts de production sont moins élevés. Les ventes de bois se situent actuellement à 80 % en-dessous des meilleurs niveaux, et la plupart des scieries et des entreprises de traitement du bois autres que des sociétés spécialisées (notamment les constructeurs de cabanes en rondins) ont fermé suite à une combinaison de facteurs défavorables : préférence accrue du public pour le maintien de la forêt dans son intégrité, coûts élevés de la gestion des forêts et de la politique anti incendies et concurrence d’exploitants forestiers travaillant sous des climats plus doux et plus humides, qui les avantagent naturellement par rapport aux exploitants du Montana, où le climat est sec et froid. L’agriculture, le troisième pilier, est également en récession : sur les quatre cents fermes d’élevage laitier qui étaient en activité dans la Bitterroot Valley en 1964, seules neuf ont survécu. Les causes du déclin de l’agriculture dans le Montana sont plus complexes que celles qui expliquent le déclin de l’exploitation minière ou forestière, même si, là aussi, on devine le rôle fondamental joué par le climat sec et froid du Montana, qui est défavorable aux cultures et à l’élevage du bétail comme il l’est à la croissance des arbres.
Aujourd’hui, les agriculteurs du Montana poursuivent leur activité malgré leur grand âge parce qu’ils aiment leur style de vie et qu’ils en sont très fiers. Un style de vie qui est aujourd’hui rejeté par les jeunes générations qui ont des valeurs différentes, plus axées sur le confort et les loisirs. Autrefois, on attendait d’une exploitation qu’elle assure l’autosuffisance ; désormais, on espère qu’elle dégagera de quoi financer les études des enfants à l’université.
Il est difficile pour les agriculteurs de gagner leur vie par le seul produit de leur ferme, car les coûts d’exploitation ont augmenté bien plus vite que les revenus. La somme que touche un agriculteur pour son lait ou pour sa viande aujourd’hui est quasiment la même qu’il y a vingt ans, mais les coûts du carburant, du matériel, des fertilisants et d’autres produits nécessaires à l’exploitation sont plus élevés. Il y a cinquante ans, un agriculteur qui voulait acheter un nouveau camion le payait en vendant deux vaches. Aujourd’hui, le camion coûte environ quinze mille dollars, mais une vache se vend encore six cents dollars, il faudrait donc que l’agriculteur vende vingt-cinq vaches pour pouvoir payer le camion.
En raison de cette diminution des marges bénéficiaires et d’une concurrence accrue, les centaines de fermes autrefois autosuffisantes de la Bitterroot Valley sont devenues peu rentables. Dans un premier temps, les agriculteurs se sont aperçus qu’ils avaient besoin de revenus additionnels qu’il n’était possible de trouver qu’en exerçant un autre emploi, puis qu’il leur fallait abandonner la ferme car elle leur demandait trop de travail le soir et le week-end au retour de leur deuxième emploi.
Dans tous les États-Unis, de petites fermes sont avalées par de plus grosses, qui sont les seules à pouvoir survivre avec des marges bénéficiaires en diminution en réalisant des économies d’échelle. Mais, dans le sud-ouest du Montana, il est aujourd’hui impossible à de petits exploitants de devenir de gros exploitants en achetant plus de terres.
Les prix du foncier dans la Bitterroot Valley sont aujourd’hui dix ou vingt fois plus élevés qu’il y a quelques dizaines d’années. À de tels prix, les intérêts d’un prêt immobilier sont bien supérieurs à ce qui pourrait être remboursé en utilisant les terres à des fins agricoles. C’est la raison immédiate pour laquelle les petits agriculteurs de la Bitterroot Valley ne peuvent pas survivre en s’agrandissant, et pour laquelle les exploitations sont finalement vendues pour un usage autre que l’agriculture. Si les vieux agriculteurs habitent encore sur leur exploitation à leur mort, leurs héritiers sont obligés de vendre la terre à un promoteur pour une somme bien supérieure à celle qu’ils en auraient obtenue en la vendant à un autre agriculteur, afin de pouvoir payer les droits successoraux sur les terres dont la valeur a énormément augmenté. Plus souvent, la ferme est vendue par les vieux agriculteurs eux-mêmes, le produit de la vente les dotant du pécule de retraite que leurs activités agricoles n’avaient pu leur assurer.
Pourquoi cet énorme bond des prix du foncier ? Il tient essentiellement aux magnifiques paysages de 1a Bitterroot Valley, qui attirent de nouveaux arrivants. Ceux qui achètent leurs terres aux vieux agriculteurs sont soit ces nouveaux arrivants, soit des spéculateurs immobiliers qui vont subdiviser l’exploitation en lots qu’ils vendront aux nouveaux arrivants ou à des personnes fortunées qui vivent déjà dans la vallée. La croissance démographique dans la vallée, qui est de 4 % par an, est presque entièrement due à l’arrivée de nouveaux résidents étrangers à la vallée et non pas à un taux de natalité supérieur au taux de mortalité dans la vallée. Le tourisme saisonnier de loisirs, pêche, golf ou chasse, est également en augmentation, grâce aux vacanciers étrangers à l’état.
Le groupe le plus nombreux d’immigrants est constitué de « semi-retraités » ou de retraités récents dont l’âge se situe entre quarante-cinq et cinquante-neuf ans, qui vivent des revenus qu’ils ont perçus en vendant leur maison hors de l’État, et souvent également de revenus qu’ils continuent de percevoir de leurs entreprises ou de leurs sociétés Internet situées en dehors de l’État. Cela signifie que leurs revenus ne sont pas soumis aux problèmes économiques associés à l’environnement du Montana. Par exemple, un Californien qui vend une toute petite maison en Californie pour cinq cent mille dollars peut utiliser cet argent dans le Montana en achetant deux hectares de terrain avec une grande résidence et des chevaux, peut aller à la pêche et subvenir à ses besoins dans sa préretraite grâce à ses économies et à ce qui reste de ce qu’il a obtenu en vendant sa maison de Californie. C’est pourquoi presque la moitié des immigrants récents de la Bitterroot Valley sont des Californiens […]. Parce qu’ils achètent les terres de la Bitterroot Valley pour leur beauté et non pour la valeur des vaches ou des pommes qu’elles pourraient produire, le prix qu’ils sont prêts à payer n’a aucun rapport avec la valeur qui serait la leur si elles étaient utilisées â. des fins agricoles. Ce qui n’a pas manqué de créer un problème de logement pour les habitants de la Bitterroot Valley, qui doivent subvenir à leurs besoins en travaillant. Beaucoup se retrouvent dans l’incapacité d’acheter un logement, et se voient contraints de vivre dans des mobile homes ou dans des véhicules de tourisme ou chez leurs parents, et doivent exercer deux ou trois emplois simultanément pour pouvoir seulement continuer à mener cette vie des plus spartiates.
Ces cruelles réalités économiques ne laissent pas de créer des antagonismes entre les résidents de longue date et les nouveaux arrivants étrangers à l’État. L’arrivée de nouveaux résidents a certes des conséquences positives. Parce que les riches étrangers à l’État ont été attirés dans le Montana par ses paysages spectaculaires, certains d’entre eux entretiennent scrupuleusement leur propriété, prennent la tête de mouvements de défense de l’environnement et mettent en place des organisations de gestion des terres.
Mais, plus généralement, les anciens habitants sont navrés de voir des étrangers acheter d’anciennes exploitations qu’ils n’ont pu acquérir ; autrefois les habitants de la région avaient le droit de venir y chasser ou pêcher, mais à présent les nouveaux propriétaires veulent en avoir l’exclusivité et tiennent les locaux à distance. Des malentendus surgissent lorsque les valeurs et les attentes s’affrontent : ainsi, les nouveaux arrivants souhaitent que les élans descendent des montagnes dans les vallées pour que depuis leur ranch ils puissent les voir ou les chasser, quand les anciens habitants redoutent que les animaux ne mangent leur foin.
Les riches propriétaires étrangers à l’État font toujours en sorte de passer moins de cent quatre-vingts jours par an dans le Montana, de manière à ne pas avoir à acquitter l’impôt sur le .revenu, qui sert à couvrir les dépenses de l’administration et des établissements scolaires de l’État. Les écoles, qui sont largement financées par les taxes foncières connaissent, en effet, de grandes difficultés. Parce que le comté de Ravalli possède très peu de propriétés industrielles ou commerciales, la taxe foncière est essentiellement prélevée sur les résidences individuelles, et celle-ci a énormément augmenté avec l’augmentation du prix du terrain. Pour les anciens habitants et les nouveaux arrivants aux revenus plus modestes dont le budget est déjà serré, chaque augmentation de la taxe foncière est problématique. Il n’est donc pas surprenant de les voir souvent voter contre les investissements pour l’équipement des établissements scolaires et contre les impôts supplémentaires que les gouvernements locaux proposent pour financer leurs écoles.
Si les écoles publiques représentent les deux tiers des dépenses du gouvernement local du comté Ravalli, le pourcentage de ces dépenses rapporté aux revenus des particuliers est le plus faible des vingt-quatre comtés ruraux de l’ouest des états-Unis comparables au comté de Ravalli, alors même que les revenus des particuliers du comté sont eux-mêmes parmi les moins élevés. En sorte que dans le financement global des écoles, déjà faible dans l’État, celui du comté de Ravalli est particulièrement faible. La plupart des groupes scolaires du comté maintiennent leurs dépenses au strict minimum requis par les lois du Montana. Les salaires des enseignants y sont parmi les plus faibles des États-Unis et, ajoutés à la constante augmentation des prix du foncier, font qu’il est difficile pour des enseignants de pouvoir se loger.
Comme tous les Américains ruraux de l’Ouest, les habitants de l’État sont plutôt conservateurs et se méfient de la législation gouvernementale. Cette attitude s’est imposée au cours de l’histoire : les pionniers vivaient dans des régions de faible densité de population, sur une frontière éloignée des centres gouvernementaux; ils étaient contraints à l’autosuffisance et ne pouvaient se tourner vers le gouvernement pour que celui-ci résolve leurs problèmes. Les habitants en particulier se hérissent lorsque le gouvernement fédéral de Washington, D. C., éloigné d’eux géographiquement et psychologiquement, tente de leur imposer ses vues. Mais ils ne se hérissent pas à la vue de l’argent du gouvernement fédéral, dont le Montana reçoit et accepte environ un dollar et demi pour chaque dollar envoyé par le Montana à Washington. À leurs yeux, la majorité d’urbains qui dirigent le gouvernement fédéral n’a aucune idée de ce qu’est réellement le Montana. Cependant que, pour les dirigeants du gouvernement fédéral, l’environnement du Montana est un trésor qui appartient à tous les Américains et ne doit pas profiter aux seuls habitants de l’État.
Comparée au reste du Montana, la Bitterroot Valley est particulièrement conservatrice et antigouvernementale, en raison peut-être du nombre de premiers habitants à s’y installer qui vinrent d’États de la Confédération – union sécessionniste qui s’opposa, au cours de la guerre civile, aux États de l’Union nordistes et abolitionnistes.
L’une des conséquences de cette attitude politique est que la Bitterroot Valley fait opposition à l’affectation des sols et à la planification des constructions par le gouvernement, et que prédomine l’idée selon laquelle les propriétaires terriens devraient disposer en toute liberté de leurs biens fonciers. Dans le comté de Ravalli, nulle réglementation de la construction ni réglementation de l’usage qui doit être fait des terres – à l’exception de deux villes et de certaines zones où l’affectation des sols a été volontairement décidée localement par les électeurs de certaines zones rurales à la périphérie des villes.
Les habitants du Montana commencent à comprendre que leur revendication des droits individuels et leur attitude anti-gouvernementale entrent en contradiction avec leur fière défense de ce qu’ils nomment leur « qualité de vie » – la beauté somptueuse des paysages, un certain rythme de vie rural et une population de faible densité et égalitaire, descendant des premiers colons. Or, avec l’absence de restrictions à l’usage des terres qui rend donc possible une arrivée massive de nouveaux résidents, l’opposition permanente et de longue date à la législation gouvernementale est à l’origine de la dégradation de ce magnifique environnement naturel et de cette qualité de vie auxquels ils demeurent farouchement attachés. Nul ne sait qui l’emportera à l’avenir, de la résistance à l’intervention gouvernementale ou de la nécessité de cette intervention pour préserver ce qui peut l’être encore du milieu naturel.
Est-il, dès lors, absurde d’avoir choisi le Montana en ouverture à notre ouvrage ? Assurément, ni cet État en particulier, ni les États-Unis en général, ne sont immédiatement menacés de disparition. Mais il est quelques faits avérés : la moitié des revenus des habitants du Montana provient non pas du travail qu’ils effectuent dans l’état lui-même, mais d’autres États, c’est-à-dire de paiements versés par le gouvernement fédéral (comme ceux de la Sécurité sociale, de Medicare, de Medicaid et des programmes de lutte contre la pauvreté) ou de fonds privés étrangers à l’État (comme les pensions des étrangers à l’État, les revenus tirés d’opérations immobilières et les revenus des entreprises). En sorte qu’à l’heure actuelle, l’économie du Montana peine déjà à faire vivre ses propres habitants, qui sont entretenus par te reste des états-Unis et en dépendent. Si le Montana était une île coupée du monde, comme l’était l’île de Pâques dans l’océan Pacifique avant que n’arrivent les Européens, son économie actuelle, qui est celle d’un pays développé, se serait déjà effondrée – en admettant même qu’une économie aurait été possible.
Les problèmes environnementaux du Montana, pour sérieux qu’ils soient, demeurent encore bien moins graves que ceux qui affectent la plus grande partie des États-Unis, marqués par une plus grande densité de population, de plus lourdes répercussions sur l’homme, un environnement presque toujours plus fragile. Les États-Unis, à leur tour, dépendent, pour leurs ressources premières, d’autres parties du monde, avec lesquelles ils sont liés économiquement, politiquement et militairement, mais ces dernières elles-mêmes connaissent des problèmes environnementaux plus graves encore et un déclin plus marqué. C’est à cette interdépendance, aux choix respectifs des acteurs et des sociétés d’hier à aujourd’hui, que je m’attacherai désormais.
Sous le ciel immense, dans le Montana
Extraits de Effondrement – 2005
Auteur : Jared Diamond Éditeur : Folio essais