Scandola

Elbo en hiver
  • Je ne suis pas batelière,
  • Je ne suis pas hôtelière,
  • Je ne suis pas restauratrice,
  • Je ne suis pas scientifique,
  • Je ne suis pas économiste….
  • Pire que tout : je suis retraitée, de la fonction publique, de surcroît !
  • Et pourtant, je vais m’octroyer le droit de parler de Scandola…

Je vais en parler au nom de ceux dont on n’a plus voulu, de ceux qui y ont travaillé pendant des dizaines d’années, qui y ont travaillé parce que leurs pères y avaient travaillé avant eux, de ceux qui s’installaient dans la marine d’Elbu, au mois d’avril, qui y retrouvaient des bergers du Niolu,  qui apprenaient par le passage fortuit des douaniers la naissance de leur premier enfant, qui perdaient rapidement leurs dents sans raison, juste parce qu’ils avaient eu des carences alimentaires en produits frais, ou qui développaient un cancer de la peau, parce qu’on avait oublié de leur parler de leur « capital soleil ».

Je veux faire entendre la voix de ceux qui ont emporté avec eux la localisation du puits de l’Elbu, qui ont emporté un vocabulaire qui mourra avec moi et avec quelques autres qui en détiennent encore le souvenir : più nimu n’andarà à garganà, più nimu ùn priparerà e baderne o e vistinare

Je veux parler de ceux qui étaient capables de montrer où s’était caché le sous-marin Casabianca, ou qui pouvaient évoquer avec un frisson malicieux la grotte où les contrebandiers cachaient les cigarettes.

Je veux parler de ceux qui entretenaient des relations solidaires avec les bergers/chasseurs, qui arpentaient un maquis dense et menaçant, et des relations âpres avec les mareyeurs qui venaient de Calvi ou d’Ajaccio pour s’approvisionner en langoustes.

Je veux parler au nom de ces pêcheurs qui s’installaient pour quelques mois, dans des habitats spartiates et rudimentaires à Girolata ou à Elbo.

Il y a un magnifique roman d’un auteur sarde, Sergio Atzeni, qui s’intitule : « Passavamo sulla terra leggeri » : eh bien ! je veux vous parler au nom de ceux-là, bergers ou pêcheurs, qui « passaient légers sur la terre », parce que la terre ne devait pas souffrir de leur poids, pour se montrer généreuse à leur égard. 

Je veux vous parler au nom d’eux qui dialoguaient avec la Nature. Oh ! Bien sûr, Il est arrivé que le dialogue soit violent, qu’il faille quitter les lieux avant d’être pris dans l’étau de la tempête, qu’il faille se réfugier dans le creux d’une falaise en attendant que la colère de cieux s’apaise. Le dialogue était particulièrement violent chaque fois qu’un pêcheur sortait le fusil contre un phoque-moine, coupable de déchiqueter les filets pour s’emparer du poisson.

Mais, ne sortez pas les mouchoirs ! Ce n’est pas « Pêcheurs d’Islande » que je vous raconte…Ce n’est pas non plus « Oceano nox ». Je n’en ai pas le talent et ce n’est pas le propos.

La rudesse de la vie n’empêchait pas la joie : la joie de la pêche abondante, comme la joie de la rencontre avec toute personne que son travail ou ses loisirs avaient jetée sur cette côte.

Quant à moi, parce que je suis la fille de l’un de ces hommes, j’ai eu le privilège de me baigner dans des pourpres qui se diluaient en orange, dans des noirs qui viraient au turquoise ou au vert, dans des limpides, des transparents, des translucides, dans des chatoiements ou des miroitements, qui faisaient du bien à la peau et à l’âme.

C’est cette Scandola que je veux faire vivre car, contrairement à tout ce qui se dit depuis quelques temps, ce ne sont pas les touristes qui ont inventé Scandola. 

Ce n’est pas non plus, un communicant de génie, ou un promoteur de l’évènementiel, qui aurait décidé de créer ça, comme une espèce d’installation titanesque d’art contemporain, pour attirer toujours plus de visiteurs.

Non, Scandola c’est le choc d’un volcan qui, un jour, a craché sa fureur au ciel, et que la mer a figée ! Le résultat serait qualifié par les italiens de « mozzafiato » (coupe-souffle), car effectivement, l’incroyable beauté du lieu, sa majesté, son immuabilité devrait provoquer le silence que l’on a devant le Sacré.

Il n’en est rien, bien sûr ! Et une visite de Scandola offre désormais le spectacle de rongeurs affamés, qui dépècent la bête : ce n’est que ronflements de moteurs, braillements de guides, cris d’extase du visiteur, bras levés, pour prendre la photo ou le selfie qu’il enverra au monde entier : car l’émotion ne vaut que si elle est exhibée.

Aujourd’hui, la perte du Diplôme européen des espaces protégés, par décision du Conseil de l’Europe publiée dans un rapport le 30 mars 2020, est juste le signe de notre incurie, et de notre mépris pour les avertissements qui nous avaient été communiqués. Et ce ne sont pas les réactions lénifiantes du maire d’Osani, ou du président du Parc Régional Naturel de Corse qui sont de nature à nous rassurer.

Si nous étions sensés, si nous étions le peuple soucieux de son patrimoine et du sort de ses enfants que l’on veut bien nous dire, aurions-nous besoin que l’on nous désigne les lieux à admirer et à protéger ?

Non, bien sûr ! Mais, nous sommes ces individus qui traînent désormais leur obésité de « tratechji » sur une terre qui n’en peut plus. Et nos appétits s’exercent de la mer à la montagne, nous l’avons vu lors des épisodes des estives de la Gravona ! 

Nous ne mangeons pas tous, il est vrai ! Mais, trop souvent, nous détournons pudiquement les yeux devant cette gloutonnerie.

Il nous reste une chance… minime… Celle du répit que nous accorde ce satané virus ! 

Le choix de la mono-activité économique que nous avons fait par défaut, va nous laisser exsangues, et il y aura beaucoup de choses à sauver, à réparer : ça, c’est l‘urgence !

Mais il faut aussi mettre à profit le temps qui nous est donné pour tenter de nous projeter, et réfléchir aux valeurs que nous voulons conserver et à celles que nous voulons inventer.

Et Scandola sera le symbole de notre engagement… ou d’une indifférence mortelle !

Dominique Bianconi – 2 mai 2020

Scandula au soleil couchant
Mots-clés : ,